À Fixe, un petit village à environ 18 km de Fisterra, le bout de la Terre, après Saint Jacques de Compostelle, dans l’unique auberge du village, j’ai rencontré Jules et son père qui faisaient le chemin ensemble. Ça m’avait ému : un père et son fils. Le soir, alors que son père était parti se coucher, Jules m’a raconté son chemin. Il semblait ravi de me parler comme s’il voulait se lester un peu du poids de son sac à dos pour finir, avant d’arriver au bout de ce voyage à pieds. À l’image de cette tradition très symbolique, qui veut que les pèlerins de Saint Jacques brûlent leurs vêtements à Fisterra et repartent avec des neuf !
J’ai laissé Jules se raconter sans l’interrompre, comme si je me laissais captiver par un bon film.
Jules.
« C’était l’époque où je n’avais envie de rien. C’était l’été dernier. La canicule s’était installée. Trop chaud pour travailler était une bonne excuse pour glander. Mon job d’été consistait à photographier des touristes sur un petit parc de vélo-rail et leur vendre la photo souvenir pour 5€ à la fin de leur parcours. Ça ne marchait pas fort et la démotivation me rongeait les nerfs et me bouffait toute l’énergie que je devais trouver en moi pour aller quand même bosser tous les matins. La canicule avait eu raison de ma volonté, et la chaleur de mes appareils. Ça me rassurait de me dire que la bonne excuse était fondée !. D’autant plus que je n’avais pas forcément besoin de ce peu de fric. Mais je culpabilisais, héritage d’une société du travail. J’avais des projets de reportages et d’expositions mais je n’avais plus la force de m’y plonger. Chercher la documentation, les financements, me paraissait une grosse montagne. Vidé !
Ce jour là j ‘avais été réveillé trop tôt le matin par les aboiements des chiens dans le village d’en dessous puis par la lumière déjà crue du jour car j’aime beaucoup dormir les volets ouverts sur les étoiles. Depuis le levé, les seules choses que j’étais arrivé à faire c’était prendre une douche fraiche, écouter la radio qui annonçait des records de chaleur à tour de bras, fumer clopes sur clopes, me faire 3 cafés et 2 pétards !. J’allais de la table du salon à l’ordinateur, un tour rapide sur Facebook, faire un jeu à la con et ma déclaration à l’Urssaf !.
Il n’était que 10h30 et je commençais vraiment à me scotcher dans le rien faire. J’ai aussi pensé à la masturbation pour passer un moment d’abandon !
Je divaguais de pensée à pensée. Je pensais à mes « ex ». Pourquoi et comment étaient elles devenues des « ex » ? Si je devais retourner vers une d’elles, ça serait laquelle ? Est ce que je vais vraiment finir seul ?
Ensuite j’ai pensé que je fumais trop. J’essayais d’imaginer la vie sans clope, sans pétard. Pourquoi j’étais si accro ? Ça me semblait évident que c’était comme un suicide lent. Y a longtemps que ma propre mort me hantait. Tous ces gens que je connaissais et qui se chopaient des cancers à tour de bras me foutaient des angoisses et j’étais persuadé qu’un jour ça serait mon tour : les grands hôpitaux, les chimios, tout ce chemin de croix. Est ce que j’aurais la force, seul, de me battre ou est ce que je me laisserais mourir ? Ce jour là, sous cette canicule, dans ma maison aux volets fermés, sombre, et le bruissement des cigales dehors, j’ai pris conscience de ma solitude. J’avais voulu être libre et, forcément, j’étais arrivé à la solitude, enfin, je veux dire sans nana. Les gens trop libres font autant envie que peur aux autres. Peut être même plus peur qu’envie. Qu’est ce que je préférais ? Vivre seul et libre ou vivre moins libre mais avec une fille qui m’aime? Je voulais poursuivre encore l’expérience de cette vie seul, juste pour voir, par curiosité, peut être pour comprendre. J’essayais de me rassurer en me disant que je pourrais régler tout ça quand j’en aurais fini avec le tabac et le cannabis. Arrêter de fumer devait devenir mon grand objectif car le tabac et la drogue me bouffaient pas mal de temps et de présence d’esprit. Ça ne me détendait plus, au contraire, ça m’angoissait de plus en plus, chaque cigarette, chaque joint, me renvoyait à mon état d’esclave de la fumée et à ma mort. Pourtant je me souviens aussi que ce jour là j’ai eu un moment de douceur en pensant au jour où je ne fumerais plus. Je ferais un peu de sport, des treks, j’aurais du temps pour plein de choses que j’aime. Peut être aussi pour faire des séances de psy ou un truc comme ça, la pleine conscience m’attirait, pour reprendre confiance en moi. Pour voyager aussi. Et même peut être pour aimer même si je pensais que je n’aimerai plus assez fort pour me passer de moi !.
Je commençais aussi à me lasser de la photographie. D’ailleurs, cette année là, j’avais fait peu de photos. Je devais me remettre en question aussi de ce côté ci. C’était l’époque où je faisais quelques expos de nues. J’aimais beaucoup. C’étaient des instants de beauté, de sensualité. J’aimais les Dim Up, les strings noirs, les corsets et les seins d’Emilie surtout, lourds et arrogants. Ce plaisir pour la photo de charme avait eu raison de ma dernière relation amoureuse. Je n’ai pas supporté la jalousie, je ne l’ai jamais supporté même si je peux avoir de la compassion pour les gens souffrant de ce mal. Personnellement je m’en étais soigné depuis bien longtemps et j’en étais très bien ainsi. La canicule me donnait plus envie de faire du nue que de transpirer à faire ce travail alimentaire avec les touristes du vélo rail. D’ailleurs je déambulais complètement nu de la cuisine au salon, de la douche à la chambre et je me sentais si bien sans rien sur la peau, comme au premier jour du paradis terrestre.
Et ma solitude se remettait en question. J’ai été triste quand j’ai pensé que si je devais casser ma pipe à cet instant là, on retrouverait mon corps nauséabond 8 ou 15 jours plus tard et mon absence ne se remarquerait pas. Puis il y aurait quoi, une vingtaine de personnes tout au plus à mon incinération. Etais je plus négatif que ce que je le pensais ? Est ce que je ne me voyais pas trop parfait ?. Le pétard aidant, je passais d’une idée à une autre, sans les voir arriver. Et si, en fait, j’étais un vrai con ? Pour dépasser mon ennui et mes idées noires, je comptais un peu sur l’ordinateur. Mais je tournais aussi en rond sur le web !.
C’est à ce moment là, en début d’après midi, que mon père m’a appelé sur mon portable. Mon père, la famille, la seule valeur sure finalement !. Depuis qu’il s’était séparé de ma mère, sur le tard, il semblait en pleine expérimentation de vie, comme s’il cherchait encore des réponses. La discussion téléphonique n’a pas duré longtemps, comme souvent avec mon père. C’était du genre :
« - Comment vas tu fiston ?
Puis il m’a dit qu’il avait décidé de partir. « T’as un plan ? ». Et c’est là qu’il m’a lancé qu’il voulait partir du Puy pour aller à Compostelle à pied. « - Sous cette chaleur ?! » Oui. Il m’a demandé si je pouvais l’emmener jusqu’à son point de départ au Puy, en bagnole. Il y en avait pour 1 heure et demie, 3 heures aller-retour. J’ai évidemment dit oui, sans grand enthousiasme mais en me disant qu’au moins ça me ferait bouger.
« - Tu passes me prendre demain ? »
Demain ? Purée c’était comme une urgence. Mais ça ressemblait bien à mon père qui succombait souvent à ses coups de têtes pour le meilleur et pour le pire, le pire étant souvent pour les autres !. Mon intuition tordue me disait qu’il devait y avoir une histoire de gonzesse là dessous ! On prévoyait de manger ensemble le soir au Puy puis je serais revenu chez moi, de nuit, à la fraiche.
Le lendemain soir, à la fin du repas, grosse glace chantilly, je me suis aperçu que j’avais oublié de prendre le morceau de shit qu’il me restait avant de partir de chez moi. Donc pas de pétard du soir. Je me voyais pourtant m’arrêter au bord de la route du retour, au frais, me rouler un petit cône, et le fumer calmement sous les étoiles. Le pied !. Mon père ne m’a rien demandé mais c’est à ce moment là que je me suis entendu dire : « je pourrais t’accompagner 8 ou 10 jours… ». Le grand sourire lumineux de mon père ne pouvait plus me faire revenir en arrière !.
C’est comme ça que le lendemain, après une nuit en dortoir à la Maison Saint François, je me suis retrouvé au centre commercial pour m’acheter un petit sac à dos mal fichu, un poncho de pluie, 2 t-shirt et 2 shorts made in Bangladesh. J’avais toujours une paire de chaussures de marche légères dans le coffre de la bagnole. Pour 8 ou 10 jours ça le ferait bien et mon père avait encore pas mal de place dans son gros sac à dos.
…
Et voilà ! Ça fait 2 mois que nous sommes partis, tu vois. Nous avons dépassé Saint Jacques de Compostelle et demain nous arriverons à Fisterra.
Je n’ai passé que des bonnes journées depuis que je marche, 1500 bornes de vie en bleu. Des rencontres formidables, du monde entier. Avec mon père nous pouvions passer de longs moments sans se parler, chacun marchant à son rythme, mais parfois nous nous lancions dans des échanges philosophiques, sur le sens de nos vies et nous nous chambrions mutuellement. Tout semblait simple et détendu. Nous évoquions parfois ma petite sœur. « Les morts sont comme la plupart des vivants : taciturnes, imprévisibles et invisibles » me dit mon père un jour où nous avions vu le prénom de ma sœur, Nina, écris sur une borne au bord du chemin, la veille de notre arrivée à St Jacques.
Je n’ai plus été seul, et je n’ai plus vu l’ennui depuis que je suis parti. Maintenant je sais que parfois il faut partir pour se sentir en harmonie. Je veux rester là, sur ces chemins. J’ai trouvé mon lieu magnétique. Je ne reviendrai pas chez moi. Tout a commencé avec l’ennui sous la canicule et demain je serai au bout de la terre, en équilibre. »
Jules avait dit cette dernière phrase en regardant dans les étoiles. Sous la fraicheur de la nuit, nous avons encore beaucoup parlé, échangé, philosophé. Comme des amis de toujours. Jules ne fumait plus depuis son départ du Puy.
Le lendemain quand j’ai pris le petit déjeuner à la terrasse de l’« albergue », on m’a dit que Jules et son père étaient déjà partis. J’imagine qu’un jour, quand je reviendrai, je reverrais Jules, sur le « camino », toujours en équilibre….
Fixe, le 30 septembre 2019